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L’uauawimbony tinta lorsque Manoreh sortit à dos de faras, et la danse des sabots de sa monture sur le gravier brun doré fit écho à cette musique. Manoreh lâcha un peu les rênes et laissa le faras prendre le trot tandis qu’il songeait à Kitosime. Il avait vaguement un mauvais pressentiment mais ne parvenait pas à en déterminer la cause. Il essaya de le refouler. J’aurais dû lui consacrer quelques instants. Il fit une grimace. Ah, les femmes !
Il poussa le faras sur la route sillonnée d’ornières qui longeait le Mungivir. Le vent se levait à nouveau, faisant voleter la poussière à travers les juapepo. Les nuages se rassemblaient devant le soleil, projetant leur ombre sur la terre. La brume de poussière rouge tourbillonnait autour de lui, lui rappelant les longs cheveux fins de la femme de son rêve. Brutalement, il la sentit qui le regardait. Il se rapprochait de plus en plus. Il tenta de se concentrer sur son avance.
Aleytys plissa les yeux tandis que le visage qui apparaissait tel un spectre sur les étoiles s’évanouissait brutalement, visage qui envahissait ses rêves et continuant de l’intriguer. Elle se laissa aller en arrière et regarda Legris, silencieux dans le siège du pilote. Il la sentit qui le regardait, lui sourit puis retourna aux bandes qui lui donnaient tous les détails de la Chasse. Ma Chasse, songea-t-elle. Elle frotta le bout de ses doigts sur l’accoudoir de son fauteuil. La première d’un grand nombre. Jusqu’à ce que je puisse avoir mon vaisseau. Un vaisseau bien à moi… Elle ferma les yeux. Ma Chasse.
La Rectrice se détourna de la fenêtre. C’était une femme d’âge moyen, trapue, les raides cheveux argentés coiffés court comme un casque. Son sourire flamboya, large, blanc, brillant.
— Université m’a fait parvenir d’excellents rapports sur ta formation.
Aleytys lissa le tissu sur ses cuisses.
— Voilà qui est encourageant.
— Il semble que tu aies également suivi nos instructions et gardé le silence sur tes antécédents et tes… heu… talents. (La Rectrice fonça sur le bureau et s’installa dans son fauteuil sans parvenir à le renverser.) Très bien. (Elle se carra dans son fauteuil et ses énormes sourcils se haussèrent.)
Aleytys se dit qu’il n’y avait aucune raison d’être nerveuse ; même si la Rectrice avait envoyé un vaisseau spécial sur Université pour aller la chercher. Elle eut un sourire incertain.
— Les louanges sont inutiles. Il m’est plus facile de vivre avec des gens qui ne me traitent pas en anormale.
— Sans nul doute. (La Rectrice plaça devant elle une pile de photocopies.) Nous avons dépensé beaucoup de crédits pour toi. D’une façon ou d’une autre. (Elle marqua une pause et abaissa le regard sur les feuilles.) Et nous t’avons protégée de certains ennemis très puissants.
Aleytys baissa les yeux.
— J’en ai conscience.
— Hum !
La Rectrice feuilleta les photocopies, en sortit une et la lut tandis qu’Aleytys la regardait et déglutissait pour se débarrasser de la boule dans sa gorge. Au bout d’un moment, la Rectrice aplatit la feuille de sa main et leva les yeux sur Aleytys.
— Tu ne t’es pas fait d’amis. Il y a un an, tu t’es querellée avec Legris et il t’a abandonnée. Depuis, tu as évité tout contact humain, au point que tu ne quittais plus ta chambre que pour assister aux cours. Cela te dérangerait de me donner une explication ?
— Oui.
— Quoi ? (La Rectrice fronça les sourcils.)
— Je pense avoir été claire. La façon dont je préfère vivre ne regarde que moi.
La Rectrice s’enfonça dans son fauteuil, son regard rusé passant du visage d’Aleytys à ses poings serrés.
— Un point douloureux ? (Ses yeux bleu pâle se reportèrent sur le visage d’Aleytys.) Ce qui me regarde, c’est tout ce qui peut affecter ton efficacité. Je ne veux pas croire que j’ai commis une erreur lorsque je t’ai acceptée pour cette formation.
Comme Aleytys demeurait obstinément muette, elle continua :
— Une partie de ce que nous vendons est une réputation, petite montagnarde. Je répète : Pourquoi ?
Aleytys humecta ses lèvres.
— Je me sens plus à l’aise lorsque je suis seule.
Les doigts de la Rectrice se mirent à tapoter les feuilles.
— Si tu étais née sur Wolff… Une partie Vryhh, une partie Dieu sait quoi… (Elle soupira.) Il y a autre chose. Qu’est-ce qui te turlupine ?
Aleytys ferma les yeux.
— Très bien. J’ai quelques problèmes à entrer en rapport avec autrui. Suivant la lettre que ma mère m’a laissée quand elle m’a abandonnée, les Vrya ont tous des difficultés à conserver de manière durable des relations intimes.
La Rectrice parut sceptique.
— Tu n’as eu absolument aucune relation.
— Et alors ?
La robuste femme fixa ses yeux sur Aleytys jusqu’à ce que celle-ci commence à s’agiter. Au bout de quelques instants de silence inconfortable, elle demanda :
— Tu n’acceptes pas facilement les ordres, n’est-ce pas ?
Aleytys eut un mouvement d’impatience.
— Je ne vois pas l’utilité de tout cela. Pourquoi me sortir d’Université uniquement pour me lancer des piques ?
— Si je t’envoyais dans une Chasse… (Ses yeux scintillèrent et Aleytys ravala les paroles qu’elle avait envie de lui lancer.) On t’a donné accès à des informations classifiées concernant les implants biologiques des Chasseurs ?
Aleytys branla du chef.
— Hum ! J’avais prévu de te faire entrer en chirurgie à la fin de cette année. Tu aurais passé l’an prochain à apprendre à t’en servir.
— J’avais prévu ?
— Garde le silence et écoute. Tu n’es pas prête pour une Chasse. Et ne cherche pas à discuter. Je t’accorde que tu pourrais battre n’importe lequel de mes Chasseurs, même sans aucun implant. Mais tu es immature, politiquement parlant, et potentiellement désastreuse pour nous. Hormis tes talents spéciaux, tu as beaucoup à apprendre, mon petit. Entre autres choses, les limites de nos actions. Nous ne sommes pas une organisation de charité. Nous ne pouvons nous permettre de l’être. Wolff est un monde pauvre. Nous chassons l’argent, Aleytys. Pas une gloire vaine. Pas des impératifs moraux. Nous sommes des mercenaires, engagés dans des buts spécifiques, et n’avons pas le droit de les dépasser si nous voulons recevoir notre dû.
Aleytys écarta impatiemment ses cheveux.
— Je le sais.
— Je ne crois pas. (Les lèvres de la Rectrice se pincèrent tandis qu’elle scrutait le visage d’Aleytys.) Nous ne nous compromettons pas… Nous ne pouvons pas nous nous compromettre… avec les populations indigènes.
Aleytys leva la main, puis la laissa retomber. Un sourire.
— Je vous l’accorde. Je me compromets.
— Oui. Comme je l’ai dit. C’est potentiellement désastreux pour nous.
— Vous le saviez, avant de m’envoyer sur Université.
— Bien entendu ! Je m’attendais à ce que tu fasses un gros effort pour laisser tomber ce sentimentalisme, petite montagnarde. Tu constituerais alors un atout remarquable pour Chasseurs & Associés, mon petit. (La Rectrice remit ses papiers en pile, sortit un bout de papier en piteux état, puis les laissa tomber dans le destructeur.) J’ai assez parlé de cela. Les RMoahl commencent à se montrer très embarrassants. Il veulent absolument te capturer.
— Vous aviez dit arriver à les convaincre de cesser de me harasser.
— Ces salauds sont entêtés. Impossibles à raisonner. (Elle plissa son nez en bec d’aigle.) Ils sont toujours déterminés à t’enfermer dans leur salle du trésor jusqu’à ce que tu meures et leur permettes ainsi de récupérer leur diadème.
— Leur diadème, peuh !
— Il est resté entre leurs mains pendant plusieurs milliers d’années. Il est donc raisonnable de leur part de le revendiquer. (La Rectrice haussa les épaules.) Heureusement, ils respectent à l’excès l’autorité. Université est un monde neutre et, en raison de leur culture, ils sont incapables de violer cette neutralité ; nous n’aurons donc aucun problème tant que tu y resteras.
— Pourtant, vous m’avez fait venir ici.
— Oui.
— Je vois. (Aleytys sourit.) Vous avez décidé de m’utiliser malgré mon désastreux potentiel.
— Hum ! (La Rectrice parut quelque peu mal à l’aise, puis reprit le petit bout de papier.) Quelqu’un a entendu parler de toi.
— Quoi ?
La Rectrice fronça les sourcils devant les mots griffonnés sur le billet.
— On nous a proposé une Chasse. La Compagnie Chwereva. Un monde appelé Sunguralingu.
— Et alors ?
— Les Représentants ont posé une condition. Que ce soit toi qui te charges de cette Chasse.
— Ça sent le roussi !
— Absolument. Tes talents sont adaptés à cette Chasse, mais comment diable pouvaient-ils te connaître ?
Aleytys fixa d’un air morne la fenêtre, derrière la tête de la Rectrice.
— Je me suis heurtée à plusieurs Compagnies, dit-elle lentement. Les Karkesh sur Lamarchos, bien que je ne voie pas… Pour eux, je n’étais qu’une sorcière indigène. La Ffynch sur Irsud. Le Représentant de celle-ci était un fouinard, du genre qui peut dénicher tout ce qu’il veut savoir. La Wei-Chu-Hsien sur Maève. Leur Représentant actuel a vu beaucoup plus de choses que je ne l’aurais voulu. Mais vous devez le savoir. Je suis sûre que vous avez lu le rapport de Legris.
La Rectrice hocha la tête.
— Ce n’est pas impossible. Cela sent simplement le roussi. J’ai décidé de refuser cette Chasse.
— Pourquoi suis-je donc ici ?
— Comme tu l’as dit, cela ne sent pas bon. J’ai ouvert la bouche pour refuser. Et me suis ravisée.
— Pourquoi ?
— Excellente question ! (Le regard de la Rectrice était dur et irrité.) J’avais l’intention de dire au Représentant que ce n’était pas possible ; mais, avant que les mots aient quitté ma bouche, ils se sont transformés.
— Ah, je vois ! (Aleytys fronça les sourcils.) Mais votre écran…
— Donne-moi des explications. (La Rectrice hocha la tête.) Je ne peux pas prouver qu’il y a eu cœrcition, et nous voilà avec cette Chasse sur les bras. Découvre comment j’ai pu être touchée malgré les défenses dont est doté ce bureau. Et mes défenses personnelles. Fais de ton mieux en ce qui concerne le problème de Chwereva, mais découvre surtout pour moi comment ce salaud a pu m’atteindre.
Aleytys frotta son pouce contre son index.
— Je le pourrais, je pense. Vous toucher, je veux dire. Mais une sonde mentale appropriée révélerait mon intervention. Est-ce que vous en avez… je suis bête, bien entendu. Qu’a-t-elle révélé ?
— Pas grand-chose.
— Les Représentants. A quoi ressemblaient-ils donc ?
— Pas des watuk typiques. Celui qui parlait était grassouillet. Un syb important de l’une des Huit Familles de Watuklingu. Directeur à Chwereva. Il avait lui un nabot avec. Un porte-papiers, négligeable de mon point de vue. Il ne laisserait aucune trace sur un gâteau de riz s’il s’asseyait dessus. Le troisième était intéressant. Des traits watuk, la couleur et les marques d’écaillés normales. Un homme très grand, d’une maigreur grotesque, qui portait un exosquelette. (La Rectrice leva la main, comme Aleytys la regardait.) Non. Analysé avant son entrée ici. Un exosquelette et rien d’autre. Des moteurs très sophistiqués. Jette un coup d’œil aux schémas quand tu parcourras le dossier. Syndrome de Serd-amachar. Ce qui explique l’appareillage. Une maladie atrophiante sans remède connu. Sous ses vêtements, il n’y avait que des os et un peu de peau desséchée.
— Les RMoahl, peut-être ?
— Non. Ce n’est pas leur manière.
— Alors l’un des trois était un mutant psi. Comme moi.
— Inutile de rassembler tant d’éléments inconnus. Puisqu’il s’agit de ta première proposition de Chasse, il faut que je t’explique que tu peux la refuser si tu veux. Cela nous soulagerait. Mais je préférerais que tu acceptes. Toutefois, avant que tu te décides, il faut que tu saches que tu ne partiras pas seule, cette fois-ci. Je vais te mettre en couple avec un autre Chasseur. Nous procéderons à l’une des implantations. Une opération mineure. Pour te mettre un mouchard. Je veux que tu puisses avoir de l’aide. Chasseurs & Associés est impliqué là-dedans.
— Qui m’accompagnera ?
— Legris.
— Quoi ? Non, je ne peux pas… !
La Rectrice l’observa calmement.
— Legris t’a vue au travail. Et c’est un pro. Il te connaît. Il peut te détourner s’il voit que tu prends un mauvais chemin. Quoi qui ait pu se passer entre vous, il ne le laissera pas s’immiscer dans la Chasse. (Son robuste visage se fit sévère.) Ne te méprends pas, Aleytys. C’est lui le responsable. Fais ce qu’il te dira. Bousille sa Chasse et nous te laisserons tomber, malgré tout ce que nous avons dépensé pour toi.
— Faire ce qu’il me dira ! (Aleytys se renfrogna.) Même si je pense qu’il a des araignées au plafond ?
— S’il s’agit de la Chasse, oui. Son jugement est meilleur que le tien.
— Vous me mettez à rude épreuve.
— Exactement.
— Madar, Rectrice, nous avons failli nous trucider la dernière fois que nous nous sommes querellés. Nous remettre ensemble… c’est risible. Stupide !
Les lèvres de la Rectrice tressautèrent.
— N’as-tu absolument aucun tact ?
— Je sais mentir avec autant de grâce que quiconque. Est-ce là ce que vous désirez ? Je ne le pense pas.
— Tu aurais pu m’arracher une Mission en solo.
— Si j’étais assez bête pour ça, vous me laisseriez tomber à coup sûr.
— Astucieuse ! Ayant trouvé ma faiblesse, tu me flattes indirectement.
— Existe-t-il un moyen pour que j’aie le dernier mot ?
— Pas étonnant que Legris t’ait trouvée délicate à manipuler !
Aleytys grimaça.
— Ça, c’est un coup bas, Rectrice.
— Il n’y a pas de règles précises à ce jeu-là. Tu pensais qu’il en existait ?
— Non. (Aleytys sourit soudain.) Je me rends.
— Très bien. (La Rectrice fouilla dans son bureau et en sortit une chemise.) Les données préliminaires sur la Chasse sont là-dedans. Étudie-les. Si tu décides d’accepter, retrouve Legris dans la bibliothèque à la sixième heure, cet après-midi. Il t’aidera à parcourir les bandes et les rapports et te donnera une idée de ce que tu peux et ne peux pas faire. Je veux vous voir tous les deux ici demain matin. A la dixième heure.
— Parfait. (Aleytys gagna lentement la porte. La main sur le panneau massif de bois poli, elle jeta un regard par-dessus son épaule.) Merci, finalement.
Aleytys bâilla et sourit d’un air endormi.
— Sunguralingu. Joli nom. Quand y parviendrons-nous ?
Elle se frotta l’épaule, là où un point un peu douloureux marquait l’emplacement de l’implant.
Legris laissa la visionneuse reprendre sa place dans l’accoudoir.
— Dans deux heures. A peu près au coucher du soleil, à l’heure locale.
— Il s’est produit quelque chose de curieux. Elle fronça les sourcils devant le vaste écran au-dessus de la console.
— Effectivement, le voyage a été très calme. (Il commença à sourire.) Qu’y a-t-il eu ?
— Idiot. Sérieusement, j’ai été touchée à deux reprises par quelqu’un.
— Touchée comment ? Où ?
— Sunguralingu, je pense. Difficile d’être sûre. Liaison psi. Lien sensoriel.
Legris parut stupéfait. Il fit pivoter son fauteuil et examina les instruments.
— Si loin ? Et dans l’interface ?
— Tu vois ce que je veux dire ?
— Ami ou ennemi ?
— Un ami, je pense. Il ne m’aime pas beaucoup ; il semble trouver que je manque terriblement de féminité.
— C’est probablement un indigène. Le Vodufa est un mouvement qui préconise le retour à l’état primitif, avec une belle dose de fanatisme. Tu as étudié tes cours. Tu sais comment ils traitent les femmes. Que vas-tu faire ?
— D’abord, je vais en apprendre davantage sur lui. Madar, quelle portée il possède ! (Elle ferma les yeux.) Il est en train de traverser une tempête de sable et est très soucieux. Il se dirige vers Kiwanji ; alors je suppose que c’est là que nous le retrouverons.
Le soleil déclinait quand Manoreh pénétra dans Kiwanji. Les quais étaient encombrés de péniches et de réfugiés qui remontaient la colline pour atteindre les baraquements temporaires qui avaient été mis à leur disposition. Il adressa pour la forme des saluts à ceux qui l’appelèrent mais ne s’arrêta pas pour répondre aux questions qu’on lui criait. Faiseh a dû arriver il y a plusieurs jours, songea-t-il. Sinon, il n’y aurait pas déjà autant de préparatifs. Il se détendit, laissant derrière lui le dernier abri et s’enfonçant dans les rues plus dégagées, débouchant sur la place du marché et dépassant les maisons des petits employés. L’air s’éclaircit : les gens d’ici l’acceptaient pour ce qu’il était. Pénétrer là-dedans, c’était un peu comme plonger dans de l’eau fraîche par une journée de forte chaleur humide. Les petites maisons étaient vides, car les habitants étaient maintenant logés derrière les murs de Chwereva.
Le Tembeat était un enclos aux murs de torchis, niché comme une verrue contre les murs du complexe plus important qui abritait le quartier général Chwereva. Un battant du portail était ouvert. Manoreh se glissa du faras et gémit de plaisir en étirant ses muscles las et douloureux. Il gratta vivement le côté de la crinière du faras et projeta PLAISIR. L’animal frotta son nez contre l’épaule de l’Éclaireur.
Un apprenti dégingandé de service au corps de garde sourit à Manoreh du haut d’une des fenêtres.
— Alors, couz, le voyage a été long, cette fois-ci. Tu reviens ?
Manoreh gloussa.
— Non, Umeme. Je chasse encore Gamesh à travers les terres herbeuses. Mon petit, tu as pris au moins cinquante centimètres depuis que je t’ai vu. Comment va ta formation ?
Le gamin fit une grimace.
— Beaucoup de sueur et pas beaucoup de jeux. Je voudrais bien pouvoir sortir comme toi.
— Le temps viendra. Le directeur est là ?
— Non, couz. Il est là-bas. (Umeme hocha la tête en direction de l’enclos Chwereva.) Il se passe quelque chose. (Il sourit.) Mais on ne nous dit rien, à nous autres.
Manoreh fit glisser la bourse sur son épaule.
— Attrape. (Il la jeta dans les mains quémandeuses d’Umeme.) Veille à ce que le directeur reçoive ceci. J’ai quelque chose à faire. (Il mit le licol du faras dans un anneau.) Demande au premier qui passera d’emmener ce faras à l’écurie.
— Bien sûr. Désires-tu… Regarde un peu ça !
Une boule de lumière miroitante descendait en arc de cercle à travers le bleu vert noir de plus en plus sombre du crépuscule, coupant l’anneau nébuleux des petites lunes, qui devenaient visibles. Sous ses yeux, la bulle descendit, corolle de chardon à la graine noire en son centre, et il fut certain que la femme de son rêve se trouvait à bord. Il sortit dans la rue en courant.
Une petite voiture de sol tourna à l’angle de l’enclos Chwereva. Manoreh leva la main et sourit en reconnaissant le chauffeur.
— Faiseh, couz, arrête !
Faiseh fit brutalement stopper le petit engin ferraillant, un large sourire soulevant sa moustache.
— Hé, Manoreh, tu es donc revenu !
— Tu es le deuxième à me dire cela. Je commence à le croire.
— Ces foutus lièvres sont en marche.
— J’ai vu.
Faiseh passa le bras par la fenêtre ouverte et les deux Éclaireurs se serrèrent le poignet.
— J’ai grand plaisir à te revoir, couz. Cela fait longtemps.
Manoreh hocha la tête.
— Oui, longtemps. (Il jeta un coup d’œil en direction du terrain d’atterrissage. La lumière avait disparu. Le vaisseau s’était posé.) Écoute, prête-moi la voiture.
Les sourcils broussailleux de Faiseh se haussèrent soudain.
— Pourquoi pas ? Mais après. Il faut d’abord que j’aille sur le terrain. En mission, couz. Tu as vu le vaisseau.
— Emmène-moi.
— Monte. Mais grouille, sinon le directeur aura ma peau. Un visiteur important. Très important.
Manoreh tapa sur l’épaule de Faiseh pour le remercier et entra par l’autre portière. Comme il se glissait à l’intérieur, il demanda :
— Qui est-ce ?
— Chwereva a engagé Chasseurs & Associés. On a dû finir par dénicher un fonctionnaire qui savait compter jusqu’à dix sans enlever ses chaussures, je suppose.
Il inséra la voiture dans le labyrinthe des rues puis ressortit par la trouée dans le mur-écran peu élevé. Il renifla de dégoût lorsque plusieurs lièvres sortirent en bondissant des juapepo pour longer la route.
— Ils sont déjà ici. Tu en avais déjà vu autant ?
— Non.
Manoreh fixa ses propres mains. Les lièvres lui rappelaient le fantôme. Ses mains lui semblaient déjà plus raides. Au lieu de la colère, c’était un froid glacial qu’il ressentait.
Faiseh lui jeta un coup d’œil.
— Qu’est-ce qui te turlupine ?
Manoreh leva les yeux.
— Haribu se montre insistant. J’ai dû me couper d’un fantôme.
Faiseh continua de conduire dans un silence inquiet, puis il demanda :
— Tu vas l’accepter ? (Il fronça les sourcils devant les lièvres qui bondissaient en désordre parmi les broussailles.) Tu ferais bien de te dépêcher si tu veux sortir d’ici.
— Exact. Dès que j’aurai vu le directeur.
— Les Chasseurs vont mettre une raclée à Haribu pour notre compte.
— S’ils sont à la hauteur de leur réputation. Les Anciens ne laisseront pas entrer des armes à énergie.
— Stupides ! (Faiseh agita la main devant le nombre croissant de lièvres qui se glissaient à travers les juapepo et commençaient à envahir la route.) Quelques armes comme celles-là et nous anéantirions ces saloperies.
— Je sais, mais que pouvons-nous y faire ? Si on parlait au Conseil d’armes à énergie, il fermerait le Tembeat avant qu’on ait pu réagir.
— On pourrait toujours rejoindre les dingos sur la côte.
Les lièvres se répandaient sur la route. Faiseh jura lorsque la voiture commença à cahoter sur les corps qui perturbaient leur avance régulière. Il se détendit lorsque la voiture retrouva son équilibre sur le métabéton du terrain d’atterrissage. Le léger courant qui parcourait les pistes extérieures suffisait à maintenir les animaux à l’écart, mais ils formaient un cercle solide parfois large d’une vingtaine d’individus. Faiseh arrêta la voiture à quelques mètres de l’ovale sombre qui reposait sur le ventre au centre du terrain. Il s’agita, mal à l’aise, derrière le manche à balai.
— J’espère qu’ils vont se dépêcher. Tu sens ça ?
Haribu écrasait le terrain. L’air était immobile et pesant. Difficile de respirer. Manoreh ferma les yeux. Elle est là, songea-t-il. Une Chasseresse ?
— Le sas est en train de s’ouvrir.
Manoreh rouvrit les yeux. Un homme de haute taille en combinaison grise descendit du sas et attendit. La femme apparut dans le cercle de lumière. Mince et grande, plus grande qu’il ne le croyait. Les cheveux roux étaient tressés autour de sa tête. Elle rejoignit l’homme et le sas se referma derrière elle.
Manoreh la regarda, fasciné, accroché à elle par le lien qui s’était formé à son arrivée quand elle était apparue fantomatiquement dans l’interface qui permettait aux vaisseaux de voyager plus vite que la lumière. Elle passa à côté de l’homme et s’arrêta près de la vitre de la voiture. Son visage était une brume floue dans le crépuscule tombant, mais il n’avait pas besoin de lumière pour reconnaître ses traits.
— Toi ! fit-elle. Nous nous sommes rencontrés.
Elle le surprit par sa voix, contralto chaud. Il la trouva troublante. Elle lui paraissait à la fois homme et femme. Froide, indépendante et en même temps…
— Je sais. Pourquoi ?
Elle fit volte-face et se détourna de la voiture.
— Plus tard, répondit-elle d’un air absent.
Il sortit la tête et chercha à voir ce qu’elle regardait.
Les lièvres étaient sur leurs pattes de derrière et la regardaient. Une force jaillissait d’eux, presque visible par son intensité. Elle frissonna. Manoreh retomba sur son siège, haletant, noyé. Il serra le bord de la portière de toutes ses forces. Du coin des yeux, il distingua un mouvement et se tourna.
Le Chasseur était rapidement passé derrière la femme et avait posé les mains sur ses épaules. Elle s’appuya contre lui. Manoreh entendit une onde de notes claires et pures, puis fixa la couronne de lumière qui lui encerclait la tête et le miroitement doré qui les enveloppait tous les deux pour se précipiter vers les lièvres.
Brutalement, la pression émise par les lièvres disparut. La couronne s’évanouit. Elle s’affala contre son partenaire, manifestement dans la détresse. Il la souleva et la porta sur deux pas jusqu’à la voiture. A la hâte, Manoreh tendit le bras et ouvrit la portière arrière.
Le Chasseur fit glisser la femme à l’intérieur, puis entra derrière elle, rapide comme un chat, les mouvements précis.
— Démarrez ! lança-t-il.